A propos de ce qui se passe en ce moment en Ukraine, le principe de "l'intangibilité des frontières" est réaffirmé en boucle dans les médias, par les dirigeants politiques et les éditorialistes, avec une assurance absolue, comme si ce principe n'était pas discutable, et en sous-entendant que ceux qui le critiquent sont automatiquement du côté de la guerre.
Moi en tant que démocrate, libéral, je considère que c'est la démocratie et le respect des droits de l'homme qui doivent être intangibles, pas les frontières. Au nom de quoi quelque chose d'administratif devrait-il se trouver au-dessus des choix libres des individus ? Si des peuples décident démocratiquement de devenir indépendants ou de retracer des frontières, pourquoi les en empêcher ? Ce qu'il faut condamner, y compris par une intervention militaire de la communauté internationale, c'est la remise en cause des frontières par la force, nous sommes bien d'accord. Ce qu'il faut défendre c'est la démocratie et les libertés, qui incluent notamment le fait de permettre aux différents peuples (ou se considérant comme tels) d'un pays d'exprimer leur culture, pour justement éviter de les pousser à demander leur indépendance et à trop morceler les nations constituées ; c'est le principe de subsidiarité bien compris (dans ce cadre le référendum d'indépendance de l'Ecosse relève plus du caprice qu'autre chose tant ces libertés sont garanties au Royaume-Uni).
Faire croire que la guerre provient du non-respect du principe de l'intangibilité des frontières est faux : les régimes qui l'enfreignent sont dangereux en eux-mêmes bien avant ! Encore faut-il ouvrir les yeux et ne pas attendre d'être mis devant le fait accompli. Le régime nazi n'est pas devenu dangereux le 1er septembre 1939 lorsqu'il a envahi la Pologne, mais dès son arrivée au pouvoir le 30 janvier 1933 évidemment. Il ne faut pas attendre que l'Iran ou la Corée du Nord franchissent une frontière ou lancent un missile nucléaire pour lutter contre eux. Il y a par nature tout à craindre d'un régime autoritaire ou totalitaire (et à ce titre, on ne peut manquer de s'inquiéter de l'actuel pouvoir ukrainien largement infiltré par des milices fascistes comme Svoboda).
Alors pourquoi ce principe s'exprime-t-il avec autant de force ? L'intangibilité des frontières sous-entend que le dernier état de l'histoire est le meilleur, ou le moins mauvais, et donc qu'il ne faut pas le changer. Tout redécoupage équivaut à un "retour en arrière" affublé de tous les maux. La situation actuelle invalide tous les états antérieurs, ce qui veut dire que l'avancement de l'histoire constitue en soi un progrès, que l'histoire a un "sens". Voici une pure conception marxiste, un point de vue matérialiste (le sens de l'histoire prime la liberté des hommes), un historicisme comme aurait pu le dénoncer le grand penseur néoconservateur Leo Strauss. Ce n'est qu'une marque de plus de l'emprise de la gauche sur les esprits.
Ce qui s'est passé à Kiev c'est une mafia qui en remplace une autre, et Poutine a raison de récupérer la Crimée, le reste c'est de l'agitation médiatique. Le reste c'est aussi pour beaucoup l'occasion d'exprimer leur tropisme anti-russe, et c'est bien dommage. La Russie actuelle n'est pas un modèle de démocratie et de liberté d'expression, mais tous les habitants de la Crimée sont russes, alors. Cette région a toujours fait partie de la Russie, mais Khrouchtchev l'a donnée à l'Ukraine en 1954, sans aucune raison (la rumeur dit qu'il l'aurait perdue au poker). Faut-il défendre mordicus la décision de l'ancien dirigeant soviétique ? Poser la question, c'est y répondre.
Je pense au contraire qu'une remise en cause de ce principe dans un cadre démocratique, apaisé, et en respectant des procédures reconnues au niveau international, permettrait de résoudre quantité de tensions à travers le monde. Chacun sait que les frontières de l'Afrique relèvent du plus grand n'importe quoi, séparant des peuples ancestraux et en réunissant d'autres ne se connaissant pas, et que ces incohérences génèrent des crises permanentes. Et d'autres zones du monde sont concernées, comme l'Ukraine justement. C'est ce défi qu'il faudrait relever, plutôt que de s'accrocher à de vieilles lunes.
Philippe Herlin